Depuis quelques années, Floriane KLINKLIN ACOUETEY est très active sur les questions du genre et du féminisme. Elle met à contribution son expertise et expérience pour éclairer l’opinion et faire changer les mentalités. Dans cette interview accordée à EkinaMag, la jeune femme explique ce qu’est le genre et le féminisme. Elle parle de long en large du mouvement féministe au Togo, du bien-fondé de la lutte féministe, des problèmes auxquels le mouvement est confronté et de comment travaillent les militants et militantes féministes pour contourner ces obstacles…Lisez plutôt !
Veuillez-vous présenter ?
Je suis Floriane KLINKLIN ACOUETEY, féministe et consultante genre. J’accompagne des organisations de la société civile et gouvernementales à intégrer le genre dans leur politique, dans leur manière de fonctionner et je suis également formatrice sur toutes les questions touchant le féminisme.
Le « genre », expliquez-nous ce que c’est ?
Le genre a plusieurs définitions mais principalement, c’est un outil pour intégrer les questions d’équité et d’égalité dans un système qui n’a pas pris cela en compte dès le début. C’est prendre en compte le fait que nous vivons dans un monde où il y a des discriminations et savoir comment réparer ces discriminations en fermant les gaps entre hommes et femmes pour offrir en fin de compte les mêmes opportunités en termes de droits, en termes de chances, en termes d’accès à des services qui doivent être ouverts pour tous et pour toutes sans équivoque. Pour moi, c’est l’outil qui permet de le faire. On peut également définir le genre comme la distinction des rôles attribués socialement aux hommes et femmes.
Comment est perçu le concept au Togo ?
Je dirai que, c’est plus ou moins bien perçu parce que de nos jours, c’est une question centrale dans les politiques publiques. Mais le vrai problème se pose au niveau de la mise en œuvre des questions de genre. Une chose est de reconnaître qu’il y a des discriminations, l’autre chose est de penser à la façon de réparer ces discriminations et de trouver les solutions idoines pour régler les problèmes. Il faut reconnaître que tous les problèmes du genre ne sont pas reconnus. Mais les problèmes majeurs sont reconnus et les politiques publiques, les organisations de la société civile, les activistes individuels ou regroupés travaillent dessus. De même certaines personnes mettent des actions en œuvre pour les régler. Au final, ce que l’on espère tous, ce sont les résultats. Quel est par exemple l’impact des actions mises en œuvre par le gouvernement sur la femme rurale au Togo ? Les actions que font les OSC, quel est leur impact sur la femme loin de la ville ? Sa vie en est-elle impactée ? Est-ce qu’elle a les mêmes informations, les mêmes accès que celle qui est en ville ?
En général, la question du genre est mieux perçue que celle du féminisme. Il faut ajouter le fait que la question du genre évolue avec le temps et la façon de régler les problèmes évolue avec le temps. Il y a un temps où on pensait que rendre l’école gratuite serait la seule façon de régler le problème de la scolarisation de la jeune fille. Après, on s’est rendu compte que cela ne suffisait pas, qu’il faut travailler aussi avec les parents, accompagner les jeunes filles … Et certaines pratiques qui existaient, il y a cinq ou six ans ne sont plus d’actualité. Mais si certaines personnes ne suivent pas le processus, vous comprenez qu’on ne peut pas avoir les résultats escomptés.
Alors, que faire pour que les résultats soient concrets et palpables ?
Il faut d’abord une synergie d’actions dans le sens où les OSC qui travaillent pour les questions des droits de la femme au Togo doivent faire un bloc homogène. Il faut mettre toutes ces différences au service de l’ultime but, que la femme togolaise ait les mêmes droits et les mêmes accès que l’homme togolais. Il y a également les politiques publiques à revoir. Très souvent, on entend parler de cadres de concertations avec les OSC. Je fais partie de la société civile mais je n’y ai jamais eu accès. Bien sûr qu’on ne peut pas y être tout le monde, mais l’on a besoin de savoir qui sont ces personnes qui nous représentent dans ce cadre et si elles sont légitimes par rapport à nous.
La société civile devrait contrôler les actions menées par le gouvernement et non s’aligner sur les actions menées par le gouvernement comme on nous le demande souvent. C’est aux OSC de dire que telle action est bien mais qu’on peut encore la faire de telle ou telle manière. Si le travail se fait en synergie, entre gouvernement et société civile, les résultats suivront. Reste à savoir si la société civile avec laquelle le gouvernement travaille est réellement représentative des OSC. C’est des questions qu’il faut se poser pour s’assurer que nous pouvons atteindre les résultats et même dans la proposition des solutions, il faut chercher à voir si elles répondent à nos réalités et si elles peuvent être mise en œuvre pour atteindre des résultats probants.
C’est quoi le féminisme ?
Le féminisme est tout d’abord cette lutte sociale qui vise la destruction du patriarcat entendu comme ce système établi qui donne beaucoup plus de droits aux hommes qu’aux femmes. Notre lutte consiste à obtenir pour les femmes autant de droits que pour les hommes ainsi que les mêmes accès, les mêmes opportunités. Le féminisme travaille en même temps sur la question de l’inclusion sociale, si tu es une personne en situation de handicap tu as les mêmes droits qu’une personne totalement mobile, si tu es une personne homosexuelle, tu as les mêmes droits qu’une personne hétérosexuelle etc. Cette lutte est engagée contre toutes les formes de pression.
Le mouvement féministe ne cherche donc pas à mettre les femmes au-devant des hommes ?
Aucunement. Il veut juste donner les mêmes opportunités à tous en tant qu’êtres humains parce qu’avant d’être des hommes ou des femmes, nous sommes tous des êtres humains.
Qu’on soit homme ou femme, que chacun se sente à l’aise, sans aucune pression sociale. Si un homme se sent plus à l’aise à s’occuper du foyer, qu’il en soit ainsi et si une femme pense vivre mieux sans se marier, qu’elle puisse le faire. Et ce ne sont que des exemples parmi tant d’autres.
Et comment se porte le mouvement féministe au Togo ?
Le mouvement féministe au Togo pourrait mieux se porter car il y a encore beaucoup de travail et de réflexions à faire. Lorsqu’on parle du féminisme en Afrique francophone, trouver le nom du Togo, c’est difficile. Il y a encore deux ou trois ans, lorsqu’on parle de rencontres des féministes dans la sous-région ouest africaine, le Togo était carrément absent. Mais depuis deux ans, le mouvement féministe togolais est visible. Mais reconnaissons que le féminisme au Togo a encore du chemin à faire parce que déjà c’est mal vu chez nous généralement même dans le monde puisqu’on nous traite de tous les noms voire d’insoumise. On nous accuse de vouloir détruire la famille en nous opposant au patriarcat alors que ce n’est pas la même chose. Donc nous sommes obligés de lutter contre ce que les gens pensent de nous d’abord. Et quand il s’agit de faire notre travail, on a moins d’opportunités, moins de financements dans le sens où on n’est pas encore nombreux à se définir comme organisations féministes et on ne couvre pas encore tout le territoire togolais. Du coup, pour le financement, on le partage avec les organisations féminines qui ne sont pas nos ennemis mais sont différentes de nous dans la manière de travailler.
Alors quelle est la différence entre une organisation féminine et une organisation féministe ?
Les organisations féminines font un travail de sensibilisation par rapport aux droits des femmes. Elles interviennent beaucoup dans le social et l’accompagnement. Mais leur travail ne vise pas une transformation profonde de la société. Et aussi dans les valeurs qu’elles mettent en avant, sont différentes des valeurs mises e avant par les organisations féministes. Les organisations féministes promeuvent la sororité, l’entraide, le soutien aux victimes de violences sexuelles et du sexisme et ceci d’une manière propre à elles. L’une des grandes différences aussi est le fait que les organisations féminines sont prêtes à faire des compromis sur des questions touchant par exemple au droit à l’avortement. Pour les féministes, pas de concession à faire. Même si les objectifs restent les mêmes, l’épanouissement de la femme, la manière de travailler et de se comporter, les résultats attendus, les compromis possibles, tout cela nous distingue les unes des autres.
Depuis que le mouvement féministe existe au Togo, est ce qu’il y a une synergie des organisations, la sororité étant une valeur prônée ?
Il y a une sororité entre les individus qui font partie de ces organisations féministes mais au niveau des organisations, il manque une certaine synergie. Il y a par exemple la communauté des Négresses féministes qui regroupe des féministes individuelles qui travaillent chacun dans son organisation. Cette communauté a été créée pour que les féministes ne se retrouvent pas seules face à des problèmes ou des difficultés liées à leur engagement. Entre les organisations, il n’existe pas de synergie réelle parce qu’il n’y a pas de plateforme assez forte pouvant converger les structures. Lorsqu’il y a des colloques par exemple organisés par les Négresses féministes dont je fais partie, beaucoup de personnes se réclamant féministes et qu’on ne connaît pas s’inscrivent et une fois arrivé rejoignent la communauté tout en continuant à travailler pour leur organisation. Je pense qu’il va juste falloir s’asseoir, réfléchir à des stratégies et adopter des mécanismes pour favoriser cette synergie.
Et ce manque de synergie entre les organisations n’est-il pas un handicap à vos actions ?
Personnellement je pense que ‘’non’’ dans le sens que tout mouvement a sa manière de grandir dépendamment du contexte géographique, politique et social dans lequel il naît.
Quels sont les problèmes auxquels le mouvement est confronté au Togo ?
La toute première difficulté est celle de la synergie entre les organisations et non entre les individus. Le second problème est l’univers politique dans lequel nous sommes. Il y a la restriction de l’espace civique parce que les activistes féministes sont des personnes qui disent des vérités qui peuvent parfois froisser. Par exemple, la manière dont le gouvernement mène des actions sur la question de la promotion du genre, les failles ou dire des vérités sur la manière dont certains individus se permettent de traiter les femmes. Nous avons également le cyber harcèlement et des violences verbales envers les féministes. Il y a également les problèmes liés au bien-être des militants et militantes féministes. Depuis le début du mouvement, nous subissons des harcèlements, de la violence. Nous avons le problème de rareté des ressources. Je disais tout à l’heure que les ressources disponibles sont partagées avec les organisations féminines alors que les stratégies d’approche des problèmes ne sont pas les mêmes et cela agit sur l’impact que peut avoir nos actions mais nous faisons tout de même assez d’efforts pour avoir de l’impact. Il y a aussi la montée des mouvements anti-droits qui menacent tout ce que nous avons réussi à acquérir jusqu’alors comme droits. Il faut ajouter à tout cela, le refus de certaines personnes de reconnaître le féminisme. Certaines personnes d’ailleurs préfèrent parler des droits des femmes et de la question de genre alors que la mission ne se résume pas qu’à cela.
Comment travaillez-vous pour contourner ces obstacles ?
Moi personnellement, étant activiste indépendante, je ne travaille pas pour une organisation particulière, je travaille plus avec les Négresses féministes. Nous sommes plus sur internet, nous avons notre compte qui nous permet de mener nos actions. Nous sommes conscientes des éventuelles conséquences de nos actions et nous nous préparons pour y faire face. Que ce soient des violences psychiques ou physiques, nous savons que nous ne sommes pas acceptées et on avise. Et pour le souci de burn out, quand la pression est de trop, moi personnellement, quand cela devient trop difficile, pour mon bien-être, je m’offre un répit pour récupérer afin de mieux rebondir après. Je continue de m’éduquer aussi en lisant des livres et en apprenant de la vie de nos devancières car c’est une lutte qui a commencé depuis. Je suis en réseau avec les féministes de l’Afrique de l’ouest pour acquérir plus d’expériences auprès des autres. Le fait d’être en communauté m’aide à tenir et à ne pas abandonner quand cela devient de plus en plus difficile. Les autres féministes ont déjà vécu pareil, il suffit de s’inspirer d’eux pour avancer. Du coup je lis beaucoup.
Justement, comment travaillez-vous pour préserver la santé mentale des féministes ?
Nous invitons souvent les féministes à apprendre à se reposer, à savoir que le monde ne s’effondre pas quand elles ne travaillent pas. C’est important de savoir qu’on ne peut pas sauver quelqu’un, si on se noie soi-même. Cela ne servira à rien, si on doit perdre tout. Et il faut se référer également aux autres et faire partie des communautés. J’ai une amie qui m’a dit qu’elle s’offre souvent une journée off, une fois par mois où elle prend soin uniquement d’elle-même, nonobstant la famille et le boulot et la lutte puisqu’elle est féministe également. Et une journée comme cela, est importante. Il faut souvent se reposer pour se ressourcer.
Des hommes font partie du mouvement féministe. Parlez-nous un peu de ces hommes qui rejoignent la lutte.
Oui, ils sont de plus en plus nombreux à comprendre le bien-fondé de la lutte et s’engagent même si personnellement, je préfère les appeler des « alliés » au lieu de « féministes ». Même s’ils ne sont pas les mieux indiqués pour aborder certains sujets, ils ont leur place dans la lutte. Il y a également le fait que sur les questions du patriarcat, la voix des hommes est plus écoutée. Et pourquoi ne pas utiliser cet atout pour déconstruire certaines idées reçues afin de faire avancer les choses. Personnellement, quand un homme rejoint le mouvement, ce qui m’importe est qu’il travaille sur la déconstruction mentale parce qu’avant de rencontrer le féminisme, il a été éduqué selon le système patriarcal. Même nous femmes continuons de travailler sur la déconstruction mentale car il y a des choses que je disais par exemple il y a 5 ou 6 ans que je ne peux plus dire après ce travail de déconstruction mentale. Donc un homme qui se réclame féministe ou allié féministe doit faire ce grand effort de déconstruction obligatoirement.
Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans votre lutte ?
Elles sont de plusieurs ordres. Tout d’abord la clarification des valeurs, c’est-à-dire le positionnement clair face à certains sujets. Sur quoi et comment se positionner quand on est féministe. Il y a des féministes dont on ne connaît pas le positionnement vis-à-vis de la question du droit à l’avortement par exemple alors que toutes les questions liées à l’autonomie corporelle, à la dignité relèvent d’un droit fondamental mais d’autres ne partagent pas cette conception. Il faut donc savoir dans quoi nous nous embarquons vraiment. Il y a aussi le fait que beaucoup de féministes s’éparpillent sur toutes les questions de genre sans se spécialiser dans un domaine spécifique. Moi, par exemple c’est bien que j’aborde toutes les questions de genre non seulement parce que je suis féministe mais aussi parce que j’ai fait un Master en genre et développement mais je m’intéresse plus aux questions de droit à la santé sexuelle et reproductive car je pense que c’est l’un des domaines où la femme vit beaucoup de discriminations et sur les plaidoyers.
Il serait intéressant de voir d’autres féministes se positionner sur les questions de masculinité, de femme dans le monde rural etc. L’autre chose également est que le féminisme se professionnalise, sans vouloir rendre le féminisme élitique car c’est bien d’être féministe mais cela ne met pas du pain sur la table. Si une personne veut travailler sur les questions de genre, être féministe, il faut faire un diplôme professionnel, aller du côté professionnel pour savoir comment saisir les opportunités et comment intervenir dans l’espace publique sur ces questions. Une chose est de donner son point de vue sur téléphone et une autre est d’intervenir dans le monde professionnel.
Que représente la journée internationale des droits de la femme pour le mouvement féministe
Pour les féministes, c’est un moment de réflexions, de rappel des combats menés par nos devancières mais aussi de célébration des victoires et de prise de conscience que tous nos acquis sont encore très sensibles. Le décès d’une personnalité publique, le comportement d’une personnalité publique, certaines situations peuvent tout faire basculer. Un mouvement social, un mouvement politique peut tout faire changer. Nous l’avons vu au Niger, au Burkina Faso et nous le vivons au Nord du Togo. Au cours de cette journée, il nous faut penser aux acquis et comment les consolider et penser à l’avenir. Les pagnes, c’est bon, c’est une façon de militer mais l’essentiel n’est pas là.
Votre mot de fin…
Je tiens d’abord à remercier Ekinamag pour le travail qu’il fait car je considère l’information comme une arme, c’est une des meilleures manières de changer les choses, d’ouvrir l’esprit aux gens. Peut-être que vous ne vous en rendez pas compte mais vous faites un travail magnifique. Je fais un clin d’œil également à toutes les féministes. C’est vrai que nous vivons des moments difficiles mais nous devons apprendre à célébrer nos victoires mais rester conscientes que beaucoup restent encore à faire. Et nous sommes une communauté, il nous faut apprendre à rester solidaire et à nous soutenir.
Interview réalisée par Ida Badjo