Face aux grandes ambitions et aux désirs de réussir ses études, certaines filles doivent lutter et braver un obstacle majeur : la précarité menstruelle. C’est un véritable frein à la scolarité de beaucoup de filles. Entre manque de produits hygiéniques, infrastructures inadaptées et stigmatisation, ces élèves sont parfois obligées de s’absenter ou pire d’abandonner leurs études. Elles sont malheureusement nombreuses à faire face à ce défi trop souvent ignoré qui devient un enfer aux conséquences désastreuses, encore que le sujet demeure un tabou persistant.
Il est 9h 45, le début de la récréation sonne. Pour Elikem, élève en classe de 6ème c’est un grand soulagement car la jeune fille espère ce glas de délivrance pour se frayer clandestinement un passage et disparaître. Tant pis pour le devoir que le professeur d’histoire et géographie viendra faire après la récréation. Elikem a, en réalité, eu ses menstruations, mais compte tenu du fait qu’elle ne s’est pas bien protégée, elle s’est tâchée de sang. Cette dernière a l’habitude d’utiliser les serviettes hygiéniques communément appelés « vania » mais pour cette période, elle n’a pas les moyens de les acheter. Elle a alors fait recours au papier hygiénique. Les règles étant abondantes, son camarade de banc, Stéphane finit par apercevoir la tâche de sang sur les rebords de sa jupe. Celui-ci porte les mains aux narines, en signe de dégoût et se retire un peu plus aux abords du banc. Elikem pose sa tête sur sa table et laisse couler ses larmes, toute honte bue, se sentant totalement humiliée. Dès la sortie, pendant que Elikem cherche à partir, Stéphane rejoint ses amis pour raconter ce qu’il vient de voir et ils en rient à gorge déployée.
Des scènes pareilles se déroulent quotidiennement dans les écoles. Surprises ou n’ayant pas les moyens de s’y préparer, des jeunes élèves se retrouvent dans des situations assez gênantes avec la survenance des règles.
« Moi j’ai des règles très douloureuses et abondantes. Imaginez le jour où j’oublie de prévoir des tampons et mes médicaments antidouleurs avant d’aller à l’école. Et pire, si je n’ai pas d’argent pour sortir m’en acheter. Je ne tiens pas en classe. Je n’arrive pas à me concentrer. Je trouve une excuse pour rentrer et il m’est arrivé de rater des devoirs à plusieurs reprises », raconte kékéli, une élève en classe de 5ème .
Le calvaire, c’est aussi les toilettes inexistantes ou inadaptées dans les établissements scolaires pour permettre aux filles d’aller se changer au besoin. Akofa évoque le cas de son école située à Akato, une banlieue à l’ouest de Lomé. « Quand tu es en période de règle, parfois le saignement est abondant et tu dois te changer deux à trois fois avant la fin de la journée. Mais dans notre école, ce n’est pas possible. Il faut voir l’état de nos sanitaires. D’abord, elles ne cachent que la moitié de ton corps. Quand tu es dedans, tout le monde peut voir ton visage, comment peux-tu te changer à l’intérieur ? Pour m’en sortir, je suis obligée parfois d’aller dans la maison d’une camarade derrière l’école pour me changer et me rincer parfois ».
Ces situations qui contraignent des élèves durant la période des menstruations à s’isoler, à s’absenter, à passer de terribles moments de douleurs atroces ou à être incapable de se procurer des produits adéquats pour la douleur afin de rester suivre les cours, relèvent de la précarité menstruelle.
Le mal fait des ravages
La précarité menstruelle se définie comme la difficulté pour des personnes réglées (en période de menstruation) d’accéder à des produits d’hygiène menstruelle et à des infrastructures adéquates à cause de la pauvreté. On y associe également le poids financier des antidouleurs et des sous-vêtements de rechange.
En milieu scolaire, elle est très manifeste surtout dans les zones pauvres comme l’Afrique subsaharienne. Selon l’UNESCO, 1 fille sur 10 dans certaines régions d’Afrique subsaharienne peut manquer l’école pendant ses règles en l’absence de produits menstruels, de toilettes adéquates ou de stigmatisation. Certaines filles manquent ainsi jusqu’à 20% de leur année scolaire. D’autres même préfèrent abandonner complètement à force de revivre les mêmes difficultés chaque fois.
Selon les statistiques, sur 800 millions de personnes en âge de procréer qui ont leurs règles, 500 millions n’ont pas les moyens de se procurer régulièrement des protections hygiéniques, d’après Médecins du monde. C’est une croix de plus qui vient s’ajouter à la misère et aux difficultés économiques et sociales auxquelles sont confrontées chaque jour ces femmes vulnérables. Quand s’y ajoutent les préjugés, les superstitions sur les règles et tout le mythe qui entoure la vue du sang dans les sociétés traditionnelles majoritairement pauvres, la stigmatisation s’amplifie rendant encore la vie plus compliquée aux réglées.
Une précarité renforcée par les tabous
Pour Katchirika Hamdiya, fondatrice de l’association Empower ladies qui lutte contre la précarité menstruelle au Togo, en mettant des serviettes hygiéniques réutilisables à la disposition des adolescentes « le tabou qui entoure les règles dans nos communautés n’est pas de nature à faciliter les choses. Dans notre pays, les filles préfèrent ne pas en parler. Pour connaître alors ces filles en difficulté, il faut d’abord les cibler. Et surtout dans les zones rurales, il faut se retirer avec les filles, puisqu’elles se taisent en présence des garçons, afin qu’elles en parlent » confie la jeune dame très active sur la thématique.
Dans le cadre d’une étude sur la gestion de l’hygiène menstruelle au Togo, 28% des filles interrogées pensent que les règles sont des saletés de la femme, des déchets de l’organisme ou une odeur gênante. Selon une étude de base menée au Togo en 2016, 4 filles sur 10 (soit 47,2%) ne savent pas que les menstruations sont un phénomène naturel, 44,3% enquêtées affirment ne pas avoir reçu des informations sur les menstruations avant leurs premières règles et 51,7% fournissent des informations fausses. Ces chiffres montrent le silence qu’il y a autour des règles, un silence renforcé par les tabous.
En effet, dans beaucoup de sociétés traditionnelles, il y a tout un mythe autour de la menstruation. Une femme en règle ne doit pas cuisiner, ni se rendre en certains lieux ou effectuer certaines tâches car étant en période ‘’d’impureté’’. Par peur d’être rejetées ou moquées, beaucoup de filles n’osent pas en parler.
Hamdiya Katchirika souligne une de ces conséquences graves. « Nous avons déjà rencontré des filles qui, par manque de moyens, utilisent à plusieurs reprises des serviettes hygiéniques censées être utilisées qu’une seule fois. Elles lavent puis sèchent ça après un usage, le temps que l’eau ne sorte et puisqu’il faut les cacher, elles les mettent juste sous le lit et le lendemain, elles réutilisent. Et comme conséquences, elles ont eu des infections ».
Elsa M’bena, activiste féministe, conseillère en VBG, santé sexuelle et reproductive et Protection de l’enfance qui a fondé Auréole Monde, également spécialisée dans la mise à disposition des serviettes hygiéniques réutilisables au Togo considère lourd le poids des tabous et du silence sur les règles : « Tout ce qui est dit à la jeune fille quand elle a ses premières règles se résume à la fameuse phrase : dorénavant si tu approches un garçon, tu vas tomber enceinte. Beaucoup ont témoigné avoir cru en voyant le sang couler qu’elles allaient mourir. Certaines filles vont jusqu’à mettre dans le vagin des sachets plastiques noirs pliés afin d’éviter que le sang ne sorte, faute de moyens »
Une journée mondiale pour réfléchir et lutter contre le phénomène
L’hygiène autour de la menstruation et la question de la précarité ont amené la communauté internationale, en 2014, à instaurer la journée mondiale de l’hygiène menstruelle et de la lutte contre la précarité menstruelle. Elle a lieu chaque 28 Mai en référence au 28 jours du cycle moyen et Mai, le cinquième mois, en référence aux 5 jours de durée des menstruations. Selon le Fonds des Nations Unies pour la population « la santé menstruelle est une question de droits humains, pas seulement de santé. L’insuffisance des ressources pour bien vivre ses règles ainsi que des tendances à l’exclusion et à la honte mettent à mal la dignité humaine ». Plusieurs actions sont menées pour aider les filles qui souffrent de cette précarité. Les organisations internationales telles que Plan international, UNFPA et des ONG locales font des sensibilisations, distribuent des kits pour soutenir ces filles.
Les axes autour desquels tourne la lutte sont principalement les plaidoyers pour la construction de toilettes équipées de papiers hygiéniques facilitant leur intimité dans les écoles pour que les réglées puissent se changer convenablement ; la sensibilisation des filles et aussi des garçons qui se moquent souvent d’elles ; la disponibilité des serviettes et tampons gratuitement dans les écoles pour aider celles qui n’ont pas souvent les moyens de s’en procurer.
« Même quand on est préparé pour ça en tant qu’adulte, on se sent gênée, alors imaginez une petite fille de 9 ans qui a ses règles. Si ses camarades constatent qu’elle est tâchée, ils rient et elle va s’isoler. Lors de nos sensibilisations, nous essayons d’en parler suffisamment aux filles et aux garçons pour éviter les stigmatisations. Egalement la durée du cycle n’est pas la même pour toutes les filles. Pour certaines, c’est 5 jours et pour d’autres, une semaine pendant lesquelles, elles restent à la maison parce qu’elles ne peuvent pas se changer à l’école. Surtout dans les milieux ruraux. Vous imaginez cela ! Une semaine par mois durant 9 mois d’année scolaire. C’est des devoirs ratés surtout dans les écoles publiques, c’est compliqué pour elles » fait remarquer Mme Hamdiya Katchirika.
Chaque acteur doit jouer son rôle
Permettre aux filles de fréquenter dans la sérénité et de réaliser leurs rêves et d’apporter leur contribution au développement du pays quelle qu’elle soit, suppose également des conditions favorables aux études. La gratuité des frais de scolarité et d’autres mesures de plus en plus incitatives sont mise en place pour aider la jeune fille à aller à l’école.
Il est temps « que les ministères en charge de l’éducation, le Ministère de la santé et le ministère de l’action sociale puissent intervenir en mettant dans le cours d’Education Civique et Morale et Sciences de la Vie et de la Terre plus d’informations sur les règles. Les parents doivent communiquer plus souvent avec leurs enfants filles sur les menstruations. Il ne faut pas seulement l’école ou la rue pour le faire. Quand les filles grandissent, déjà à 9ans, il faut qu’ils leur en parlent pour les préparer à cette réalité. Ainsi quand ça arrive, elles ne seront plus choquées et sauront quoi faire. La responsabilité est au niveau de l’Etat, au niveau des responsables des écoles et au niveau des parents » précise la responsable d’Empower ladies.
Parlant de l’implication des parents, Denise se souvient de ce que son père a fait lorsqu’elle grandissait : « J’ai eu la chance d’avoir un père qui m’avait donné un pamphlet qui montrait comment maîtriser son cycle menstruel et tout ce qui va avec. Cela m’a aidé à ne pas être surprise à chaque fois. Bien sûr qu’on le fait à l’école, mais c’est trop rapide souvent et la plupart des filles ne comprennent pas. Il faut que les parents en parlent plus souvent ».
Institutrice au cours primaire, Odette insiste également sur la sensibilisation et l’accompagnement de l’école. « Nous avons une collègue très instruite sur la question et chaque journée de 8 Mars, journée internationale de la femme, elle sensibilise les élèves et leur montre comment faire pour éviter de se retrouver dans des situations malencontreuses. A défaut de serviettes disponibles gratuitement, personnellement je sors de l’argent de mes poches pour acheter des serviettes aux filles qui ont leurs règles mais n’ont rien prévu pour se faire. Il faut dire que les règles surviennent de plus en plus précocement et au cours primaire, 8ans, 9ans. Rien n’est prévu dans nos programmes pour aborder le cycle menstruel. Du coup, on essaie de donner quelques informations de temps à autres » affirme l’enseignante.
Elsa M’bena qui essaie de lutter avec sa structure contre cette précarité en procurant des serviettes hygiéniques réutilisables plaide pour une approche plus globale. « Pour mettre un terme au problème de la précarité menstruelle, il est important qu’on considère le problème dans son entièreté, de ne pas le considérer comme un problème exclusivement des femmes, mais un problème de développement du pays parce qu’il n’y a aucun pays au monde qui puisse atteindre le summum de son développement seulement avec la moitié de sa population c’est-à-dire les hommes. Les femmes qui doivent jouer un rôle primordial dans ce développement ont besoin d’être dans les meilleures conditions et la précarité menstruelle est un frein à cela. Une femme dont les simples menstruelles inévitables constituent un frein pour sa scolarisation ne peut contribuer valablement au développement de son pays. Parmi les dispositions à prendre, il y a la bonne information sur tout ce qui concerne les santés sexuelles et reproductives et afférentes. Egalement, l’accès aux produits hygiéniques de protection. Le plus grand plaidoyer dans ce domaine reste la gratuité des serviettes et protections menstruelles pour les jeunes filles scolarisées. La troisième chose serait les dispositifs pour permettre à la jeune fille de se changer et la quatrième chose, l’accès également à de l’eau potable et à du savon dans ces espaces ».
La responsabilité est donc partagée et chaque acteur, Etat, parent, école doit jouer sa partition. Les parents, doivent informer leurs enfants et discuter avec elles pour qu’elles puissent aller vers eux en cas de nécessité. L’école, doit aborder souvent le problème et rassurer les apprenantes de ne pas en avoir honte et mettre en place des sanitaires convenables, des serviettes et des pagnes pour se changer, ainsi que l’eau potable et du savon. L’Etat, pour insérer des informations essentielles sur le cycle menstruel dans le programme éducatif dès le cours primaire et vulgariser des programmes de distributions gratuites et accessibles de serviettes dans les écoles.
C’est au prix de ces efforts que l’on pourra efficacement aider les élèves en période de menstruation à venir à l’école et à suivre confortablement les cours. Et ainsi empêcher que les rêves de celles qui comptent aller aussi loin dans les études ne soient brisés par cette silencieuse indigence.
Ce grand reportage est réalisé avec le soutien du FONDS PANANETUGRI.
Emile AGBASSINOU